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Marcher dans la beauté
20 avril 2007

L'ange



J’ai poussé la porte avec appréhension. Le chalet n’avait pas changé d’un iota, il était encore comme dans mes rêves d’enfant, protégé par ses grands volets verts. Niché en surplomb du village, il se mérite par un mauvais chemin en lacet, bien caché derrière l’église. Chaque virage dénude la montagne dans un geste tendre, sûr mais sans hâte, elle qui a commencé à s’infiltrer en moi. Sur le seuil, j’ai humé l’air vif puis laissé le torrent emballer mon cœur. Les joues rouges comme des pommes, j’ai poussé la porte. Elle a résisté : voilà ce que c’est d’arriver sans prévenir ! Alors, j’ai cherché dans mes souvenirs une cachette possible pour la clé. Et je l’ai trouvée scotchée sous une statue de Sainte Vierge. Elles étaient aussi gelées l’une que l’autre.

J’ai poussé la porte. L’escalier de bois exhibait ses grandes marches pour m’inviter à l’ascension. Patience. J’ai d’abord posé mes sacs dans l’entrée pour plus tard, quand je me serai débarrassée de mes couches de laine. Je glisse mes pas vers la cheminée où des braises rougeoient encore. Je ne résiste pas à la tentation d’éclairer la pièce par la seule lumière du feu. Une grosse poignée de petit bois, trois bûches en équilibre et le tour est joué. Je souris aux anges qui murmurent et pose mes fesses sur un voltaire qui m’offre son dos rond. Les yeux accrochés aux flammes, je rentre doucement en moi. Mon regard ne transmet plus rien de ce qui m’entoure et m’accueille. Je sens pourtant la présence de pensées agitées, des rires, des éclats de voix. Le bois chante en craquant plus que la pierre, serait-il plus vivant. Pour l'instant, je ne veux pas écouter, je me laisse envahir par tout ce qui n’a pas de nom. J’ai l’impression de flotter.

René est arrivé plus tard, sensiblement plus tard. Je n’avais jamais eu besoin de prévenir, il devinait toujours mon arrivée. Les téléphones portables étaient pour lui d’énigmatiques objets technologiques bruyants. Il savait où me trouver, il n’est pas venu de suite. Quand il est entré, il a apporté avec lui les odeurs et les bruits du dehors, les bras chargés comme un roi mage. Sur un plateau en cuivre ciselé, il avait préparé un thé à la menthe.

Nous ne nous étions pas vu depuis quelques années, une parenthèse. J’ai quitté mon voltaire pour le rejoindre sur le canapé.

Je suis drôlement heureux que tu sois là ma passante, me dit-il en m’embrassant.

Et moi drôlement heureuse que tu sois là, lui dis-je en lui pinçant la joue.

J’avais envie de m’allonger et poser ma tête sur ses jambes, comme quand j’étais gosse. L’odeur de menthe m’a saoulé, le thé brûlant nous a enchanté la gorge et le coeur. Cela ravivait l’envie (pour moi inassouvie) de partir dans le désert - un pèlerinage, un retour aux sources. Nous n’avions jamais réussi à aller jusqu’au bout de ce projet. Et maintenant je me disais que René ne devait plus en rêver. Il avait trouvé d’autres lieux où partir, d’autres compagnons pour ses voyages.


Je ne sais pas où tu veux dormir, alors je te laisse choisir ta chambre.  Elles sont toutes libres. Ne regarde pas la poussière de trop près quand même. Tu as changé de méthode ?

Non, toujours à l’instinct ! Je te dirai s’il est encore efficace dans quelques jours… Je peux vraiment aller où je veux, tu es sûr ? ?

Partout ! Tous les hôtes sont partis. Ce soir, nous serons seuls, Bruno est resté dans sa famille dans la vallée. Je ne sais pas s’il a deviné que tu es déjà là. On saura demain au petit déjeuner.

Je sentais monter en moi l’odeur doucement écoeurante du lait chaud, fraîchement trait qui s’échappait des bidons que Bruno montait de la ferme lorsque j’étais enfant.

Je revis, depuis que je suis descendue du train, cette lumière rose accrochée à la montagne…. Tu habites presqu’au bout du monde ! Je ne me souvenais pas que la gare était si loin. Mais j’ai trouvé quelqu’un qui m’a posée sur la place de l’église.

Tu ne devrais pas trop tarder à choisir ta chambre pour allumer le chauffage à moins que tu ne te sois convertie au froid alpin.

Non, toujours pas ! Tu as raison. Tu m’accompagnes ?


Lentement, je suis rentrée dans chaque chambre, René sur mes talons. Dans certaines quelques secondes, dans d’autres plus longuement. J’hésitai. Les parfums des pièces, les couleurs du soleil, la tonalité des meubles, rien ne parlait le même langage. Finalement, j’ai choisi une chambre au bout du couloir, à l’opposé du torrent. Elle me semblait plus habitée par la montagne, les oiseaux, la neige que par les hommes. Je m’y sentais au chaud malgré la fraîcheur. Les deux fenêtres s’ouvraient étonnamment vers l’extérieur, plein ouest. Je me suis retournée pour regarder René aux yeux rieurs, arrêté sur le seuil de la porte.

Ne me dis rien.  Je sentirai bien.

Affaire conclue ! Je ne te dis rien sur cette chambre. Tu restes longtemps ?

Je n’ai pas de projet précis.

Bon, installe-toi, je vais m’occuper du dîner. Et je ne veux pas te voir avant une heure.


Je lui ai emboîté le pas pour aller chercher mes bagages. J’ai tout déballé très vite et j’ai rangé les sacs. Je ne voulais pas de cette impression de passage, je voulais quelques jours d’ancrage, de racines. J’ai pris un bain rapide puis je me suis allongée, encore enroulée dans ma serviette, sur le lit, face aux fenêtres. Le sommeil me tentait mais je savais qu’il ne me tiendrait pas toute la nuit, j’ai préféré résister. L’envie de venir ici avait été brutale, comme un appel impérieux. Me déprendre du monde, m’isoler pour me trouver. Faire le vide ou me remplir, je ne sais pas vraiment. La montagne m’envahit. Certains voyageurs la trouvent menaçante comme un orage en suspens. Je la trouve majestueuse et attirante. Le regard volette d’une crête à un torrent, d’une aiguille à une cime. Chaque nuage, chaque heure de la journée dessine sur ses flancs des reliefs uniques : ni tout à fait les mêmes, ni tout à fait autres.

Je me suis toujours sentie bien dans cette maison, sauf dans le petit bureau obscur qui servait aux transactions de poste autrefois. Il a dû s’y passer trop de scènes violentes, les murs en sont encore imprégnés. J’y suffoque. Enfant, j’ai essayé toutes les chambres, les unes après les autres. Il m’arrivait parfois d’en changer dans la nuit, mon sac de couchage sous le bras. Depuis cette époque, j’aime profondément cette sensation de frais lorsque je me couche dans un lit pas défait. Je ne connais rien de plus triste que de s’endormir sur un oreiller chauffé par un autre, rien, sinon s’endormir seule quand on aspire à la tendresse. René ne m’a jamais rien interdit dans sa maison, il ne m’a jamais rien demandé, comme s’il craignait de me mettre en cage. Il ne change jamais de chambre, lui, c’est son seul espace intime, inviolable, son havre, son enveloppe, sa sécurité, son intégrité. Mon nomadisme l’amuse.


Depuis que je me suis allongée, je n’arrive pas à me défaire de l’impression que je ne suis pas tout à fait seule dans la pièce. Au début, je n’y ai pas prêté d’attention parce que souvent ici j’ai remarqué que j’entend avec plus d’acuité les bruits de la maison, comme si mes sens étaient exacerbés. Mais aujourd’hui c’est différent, ce n’est pas une perception accrue, c’est une présence, pas hostile, non, mais une présence forte, humaine. Je ressens que la dernière personne à avoir séjourné dans cette chambre était seule. Elle voulait sans doute une sorte de réponse comme moi : trier en paix les morceaux de son puzzle. Mais ce qui me touche est calme, paisible. Comme une présence familière et rassurante dans la pièce d’à côté. Je suis certaine qu’elle est pourtant vide, René l’a dit. Inutile de vérifier. Je me sens très partagée entre le bien-être de ce lieu et le trouble de cette présence discrète, légère, mais bien là. Finalement, je ferme les yeux et je m’endors comme un enfant après un long voyage, la tête dans les étoiles.


René vient me chercher plus tard, vaguement inquiet de ne pas me trouver devant la cheminée avec un bouquin sur les genoux.

Tu te sens bien ma nomade ?

Oui, un peu fatiguée. Dis, elle est partie depuis combien de jours la personne qui a dormi ici ?

Ton flair s’émousse à fréquenter les rats parisiens ! Blague à part, ton énigme est partie depuis quatre jours.

Elle est restée longtemps ?

Non, deux nuits.

Deux nuits seulement ? Déjà venue alors ?

Oui, plusieurs fois.

Soucieuse ?

Non, simplement fatiguée, comme toi !

Et elle dort toujours dans cette chambre ?

Toujours, depuis la première fois. Elle vient comme toi, presque à l’improviste. Elle sait que la maison n’est jamais pleine, ou si rarement.


René a préparé une fondue qui embaume la salle à manger. C’est une grande pièce toute en longueur chauffée par une cheminée étroite et des radiateurs modernes tapis sur les murs crépis. La grande cheminée se trouve dans la cuisine voisine - un mouton entier peut y rôtir - dans une autre partie de la pièce sont installés les poêles qu’on bourrait des braises pour faire cuire ou garder chaud à l’époque des relais de poste. Dans la salle, on dirait que les murs ont été construits exprès autour de la grande table. Elle mesure bien sept mètres de long et deux de large. En bois massif, elle est impossible à déplacer tant elle est lourde. Patinée par des années et des années de service, elle offre une palette de bruns infinis - toutes les nuances possibles. J’ai révisé mon bac là, dans le bonheur de pouvoir étaler toutes mes feuilles de cours, déconcentrée quand je levais la tête par les sauts de cabri du torrent glacé. La pièce est sombre mais très hospitalière.

A présent nos deux assiettes blanches évoquent des agneaux esseulés, perdus dans la montagne dénudée. Nous avons faim et mangeons de bon appétit. René a remonté de sa cave, réserve spéciale de Denise, un petit délice de Savoie, au goût de pierre à fusil. Il est très gai ce soir et c’est contagieux. Le vin le rend presque volubile. Il dit toujours qu’il parle trop comme s’il devait s’excuser. Il parle, c’est vrai, mais ne bavarde pas beaucoup. Nous décidons de finir la deuxième bouteille tranquillement au salon en écoutant de la musique. René adore jouer aux devinettes musicales et je suis très bon public. J’aime l’entendre éclater de rire quand je me trompe. Et c’est souvent, et avec lui ça m’est égal ! Les cloches de l’église nous ramènent à la raison. En principe, elles ne sonnent plus après l’angélus du soir, mais cette nuit, par un curieux hasard, elles ont décidé de sonner minuit. Nous échangeons un regard surpris et amusé. Si les cloches ont décidé que c’était l’heure de se coucher, autant ne pas résister…


Je fais une toilette de chat avant de me glisser dans mon lit tout froid. C’est fou ce que ça met comme temps à se réchauffer un lit quand on est tout seul dedans. A donner des envies de bouillottes de Mamie ! Je regrette presque de ne pas avoir glissé de braise dans le bassinoire en cuivre pour réchauffer mon lit. J’ai envie de dormir mais je ne peux pas m’empêcher de chercher la présence qui m’a déroutée cet après-midi. J’ai presque envie de la chercher du bout des doigts tant cette présence est palpable.

Le matelas ferme est récent, mais je sens quand même un creux particulier, presque imperceptible dans la diagonale. Bien sûr cette empreinte est trop grande pour moi, mais elle est rassurante. J’ai l’impression de m’allonger avec une odeur familière, une saveur retrouvée, une douceur connue. Un talisman. La diagonale est tellement nette que cela m’intrigue. Il me suffit de m’allonger comme à l’accoutumée pour ne plus rien sentir. Mais si je m’incurve, si je glisse un bras, une jambe sur cet axe, une impression familière m’enveloppe. Plus je me diagonalise, plus l’intensité augmente. Ce devait être un homme, pas une femme, grand et donc obligé de dormir un peu chien de fusil dans ce vieux lit paysan. J’ai la chance d’être petite, c’est une chance, au moins pour les lits : mes pieds ne dépassent que si j’en ai envie. Je joue à cache-cache avec mes perceptions comme je jouais quand j’étais môme. Rien ne résiste à ce qui m’enveloppe dans cette chambre-là. Comme si je m’allégeais de tous les bruits inutiles de ma vie, des questions sans réponse que je nourris comme un crève-cœur. J’ai le sentiment de vivre un instant rare, je ne sais pas pourquoi. Un don pur. Si j’avais plus d’imagination, je pourrai sans doute croire à un signe, à un message divin…

Je ne sais qui doit apprivoiser l’autre, de l’absent ou de moi. J’ai l’impression qu’il est assis au bout du lit et qu’il me parle comme s’il me connaissait depuis toujours. Il murmure des mots que je ne comprends pas, et cela me fait du bien. Loin de m’inquiéter, ses mots m’apaisent, petite musique intime, et me donnent un rythme serein, une énergie étrange.

Au début, je parle à voix haute, comme si j’espérais une réponse, comme s’il pouvait me répondre. Toujours à ressasser les mêmes peurs, les mêmes soucis. Je le hèle, le sollicite, le prend à partie. J’aimerai tant qu’il réponde aux questions à ma place, lui qui semble si bien me deviner. Je m’accroche aux mots comme une désespérée, comme si eux seuls pouvaient être mes messagers, mes sauveurs. J’ai peur, si peur de lâcher, si peur de basculer. Imperturbablement, patiemment, il continue son murmure et me rassure. Mes questions s’usent et se vident, elles se révoltent et s’échappent, je ne peux plus rien faire sinon lâcher prise, cesser de résister. La respiration creuse mon ventre, comme la houle dans la vague, dans un mouvement ample et lent. Je respire si profondément que l’oxygène me saoule. J’ai chaud, incroyablement chaud. La peur à nouveau m’étreint, je cherche ma maîtrise perdue.

Mon corps pèse des tonnes, je n’arrive plus à remuer. Je voudrais m’enfuir. Il est toujours là, tellement présent qu’il est presque vivant. Il ne m’empêche pas de partir, il m’empêche de me diviser. J’ai l’impression que les murs de la chambre sont des miroirs qui me renvoient une image morcelée, que je suis prête à se briser. Pourtant je m’enfonce dans du coton, vidée de toute volonté. Un instant je pense à l’hypnose et me demande si on peut s’hypnotiser tout seul ou à distance. Je perds la notion de durée et de contours. Mon corps est paisible (je ne pourrai plus me lever même si je voulais), mon cerveau aussi, brutalement. Le robinet de l’apitoiement s’est tari, pour ce soir au moins. Je ne sais pas si je pense ou si je rêve mais je me sens étonnement présente, dense, concentrée, je ne trouve pas comment l’exprimer. Je ne comprends pas d’où je pense, ni pourquoi le tumulte intérieur s’est tu, ni pourquoi les courants contraires finalement se réconcilient, ni pourquoi la clarté fraie son chemin en moi, et peu importe. Ce qui monte et balaie mes scories (moi qui croyait me connaître !), c’est un curieux mélange de joie, de lucidité et de tendresse ; quelque chose de léger qu’on doit pouvoir appeler la paix m’envahit à présent. Je m’abandonne complètement. Il apaise mon tumulte sans révolte, je sais que je pourrai l’appeler à nouveau. Il me sourit, je ne suis plus seule, je ne serai plus jamais seule.

Cet absent bienveillant et implacable, je sais au fond de moi que je ne le verrai jamais mais je sais aussi qu’il ne me quittera pas, qu’il fait désormais partie de moi. Je l’appelle mon ange, tout simplement, dans le bonheur de l’avoir trouvé.


Vous êtes libre de reproduire, distribuer et communiquer cette création au public selon les conditions suivantes : Paternité, Pas d'utilisation Commerciale, Pas de Modification.

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