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Marcher dans la beauté
24 avril 2007

A fleur de peau

 


Je ne reste jamais dormir chez les autres. Je n’aime pas leurs bruits. Sauf ceux de l’homme qui est tellement entré dans ma vie que même si j’essayais, je ne pourrais pas le mettre dehors. Il s’est infiltré dans mon corps, il coule dans mes veines, il m’apaise - sauf une fois par mois quand mon sang coule et que je me demande de quoi il a si peur pour ne pas me faire un loupiot. Cet homme-là, je me réveille tous les matins avec son odeur au bout de mon nez, son grain de peau sur mes lèvres et la chaleur de ses reins au creux de mon ventre. Il n’est jamais là, ou si peu, sa présence me manque. Forcément, cela ne laisse guère de place aux autres, cela ronge. Alors quand enfin il est là, je n’ai pas du tout envie de me lever, mais alors pas du tout. Et la perspective de monter dans la bétaillère du RER n’arrange rien…

Tous les matins, je me lève tôt pour aller travailler. Tous les matins, je vois l’inconnu de la passerelle, à croire qu’on a rendez-vous. Le catogan impeccable, il se tient invariablement au même endroit. Il a dû user le sol à force de jouer les statues. Sa seule fantaisie, c’est un bandana qui perd ses couleurs, c’est dire… Selon l’humeur, il tend sa main de marbre - pour obtenir un don bien improbable - ou la cache au fond d’une poche crevée. Parfois, il me semble complètement sourd, enfoui en lui-même, le visage lisse, le regard vide. C’est un homme du soleil levant, de la lumière du matin. Je ne le revois jamais le soir en partant.

Depuis le début, il m’exaspère. Cela m’énerve de le voir là tous les jours. Personne ne s’arrête jamais et pourtant il continue à se poster au même endroit, imperturbable - à croire qu’il aime la provocation ! Je me demande bien pourquoi il persiste. Je le trouve complètement idiot de se confronter tous les matins à des gens qui vont et viennent travailler. Il pousse même le vice à rendre service à ceux qui cherchent leur chemin. Depuis quelques semaines, j’ai arrêté de m’interroger sur ce qu’il faisait là et je lui dis bonjour quand je croise son regard. Je ne vois pas quoi lui dire d’autre ! Un matin, je me suis lâchée, je lui ai demandé s’il voulait des vêtements, il a répliqué que oui, c’était toujours utile. Alors, je lui ai demandé sa taille. Il m’a regardée, il avait l’air franchement surpris, et m’a répondu en éclatant de rire qu’il n’en savait rien. Je me suis sentie très bête mais j’ai fini par rire aussi. Maintenant, je m’arrête parfois. Il s’appelle Antonin. Nous parlons de tout, de rien et surtout de rien… Matin après matin, il essaie de m’apprivoiser, il me fait le coup de l’habitude. Parfois, je l’oublie quand même et je passe sans un regard. A croire que nous sommes tous de passage, sauf lui, capitaine de passerelle…


Ce matin, c’est pas un jour ordinaire, les gens sont joyeux. Antonin, je ne sais pas, c’est pas le genre. En sortant du métro, j’ai le cœur qui se met à cogner. Je monte les escaliers à toute allure. En haut des marches, personne ! Je secoue la tête, étonnée, mais non, il n’est pas là. Je scrute le sol à la recherche d’une trace. Je ne trouve rien, rien d'autre que les silex prisonniers du béton, comme si lui n’avait jamais existé. Les gens passent et personne n’a l’air de remarquer son absence. Cela ne me surprend qu’à moitié. J’ai brutalement envie de les interpeler, de leur dire « vous avez vu ? il n’est pas là ! il est où ? ». Oh ! Et puis de quoi je me mêle ? Il peut bien aller où il veut ce type ! Qu’est ce que cela peut me faire ! Pourtant, je n’arrive pas à quitter la passerelle. A tout hasard, je vais voir à l’autre sortie du métro - il a peut-être eu envie de changer d’endroit - mais je ne le trouve pas. Je marche à contre-courant de la foule qui se déverse par vagues dans les allées. Troublée, je rejoins mon travail et je ne peux pas m’empêcher de questionner mes collègues pour savoir si plus tôt il était là. Personne ne sait, personne n’a remarqué ni son absence, ni son existence. Le travail ne chasse pas mon inquiétude. L’absent me hante, l’absent me manque. Je dois avoir un aimant spécial pour les absents…


Depuis le début du mois, le soleil joue à « jamais sans toi, jamais avec toi », c’est un peu agaçant, surtout aujourd’hui avec l’éclipse. On nous a promis un beau baiser d’amour, entre la lune et le soleil, un baiser gris argenté qui aveugle à coup sûr les voyeurs impénitents. Un baiser capricieux qui se mérite. Un baiser quoi ! A en rêver pendant cent ans !

A onze heures je quitte mon pigeonnier de verre et d’acier. La lune a commencé son grignotage de souris. Je passe sur la passerelle toujours vide d’Antonin. Les allées grouillent de monde. Plus haut, à l’abri des regards, quelques amoureux se papouillent dans un coin de verdure. Ils se moquent de savoir si le ciel va leur tomber sur la tête ! Ils ont raison et je les envie un peu. Ils ne sont pas tout seuls, eux ! Mais je n’ai pas le temps de m’arrêter, pas le temps de m’attendrir. Je file rejoindre André Malraux, mon parc, comme si les minutes m’étaient comptées.

Mes idées noires s’échappent, nettoyées par la chlorophylle. J’adore ce parc avec ses chemins en rubans beiges, ses petits arrondis, sa pataugeoire, ses pelouses où s’allonger pour respirer l’herbe. On s’y sent comme chez soi. Je suis rudement étonnée du monde, c’est pire que le RER aux heures de pointe. D’ordinaire, le parc se peuple plutôt l’après-midi, il est envahi par les tribus d’enfants multicolores. Aujourd'hui, c’est par un mélange inédit de femmes enfoulardées, de touristes en short, de gens en costumes et tailleurs…

Avec tout ce monde autour, je me sens happée par l’attente, une vieille copine à moi. Je m’installe sur une pelouse un peu en hauteur. Évidemment vu le manteau de nuages, j’ai des doutes sur le spectacle mais bon, j’y suis, j’y reste. Tout le monde essaie fébrilement ses lunettes tantôt bleues tantôt grises, comme à la plage. Les amoureux n’ont qu’une paire pour deux, ils auront peut-être des regrets plus tard… On se pose tous la même question : qu’est-ce qu’on va voir ? Il y a une ambiance de kermesse. Je n’ai jamais vu un tel attroupement, même pour la finale du foot ! On se regarde tous en coin, un peu émus. On ne se cause pas, on n’ose pas, on est encore intimidé. Tout le monde est sage… même les portables ! Ça, c’est une vraie fête !

La lune grignote encore et encore la lumière. Le ciel ne change pas mais les couleurs se mélangent bizarrement. Tout à coup, contre toute attente, les lampadaires s’allument. Je ne comprends pas. Les nuages se disloquent enfin et nous dévoilent le soleil en plein baiser. C’est comme je l’imaginais, les frissons en plus ! Cris d’enthousiasme et applaudissements fusent de partout. La lune, elle, n’est pas intimidée, et poursuit sa descente au ralenti. La mise en scène est parfaite, c’est bien mieux qu’à la télé… Devant tant de merveilles, on redevient des mômes !

La lumière poursuit sa métamorphose, elle se déguise doucement en lumière d’orage, comme si le gris des costumes et des tailleurs déteignait. Puis elle devient rose, bleu, gris bleuté. Les couleurs prennent un nouveau relief : les boubous étincellent, les foulards scintillent, les cravates chatoient. Le silence se fait doucettement.

J’ai l’impression d’être à des millions de kilomètres de Paris, dans une lumière de BD - c’est presque du Bilal. C’est magnifique et irréel. Les buissons et les arbres semblent sculptés par la lumière, les contours des brins d’herbe se détachent avec une netteté incroyable.

Les spectateurs sans lunettes regardent le spectacle dans le parc. Je frémis… je poserai bien ma tête sur son épaule à mon absent. Un jour pareil, c’est pas un manque que je ressens, c’est un gouffre. J’ai une extrême envie de le prendre dans mes bras, de l’embrasser, de glisser ma main dans la sienne et de la serrer ardemment. J’ai envie qu’il soit enfin là, je me demande où il peut être.

Je repense à l’absence d’Antonin, étrange, je me demande s’il voit le filet d’or qui flamboie dans le ciel. Pendant les quelques minutes de l’éclipse totale, le sourire délicat tourne tout doucement ; l’émotion dure, intacte. A vous faire aimer la vie pour toujours. Je reste suspendue à ce minuscule rai de lumière qui cercle la lune d’un sourire. Il est incroyablement contagieux.

Il ne fait pas nuit, non, il fait silence et émotion. Des larmes jaillissent. Je ne peux pas m’empêcher d’appréhender un peu la suite. C’est vraiment sûr que la lumière reviendra ? D’un autre côté, si la fin du monde est aussi belle… pas de quoi en faire un drame ! Mais quitte à mourir, je préfère que ce soit dans les bras de mon homme, pas dans cette foule.

Puis tout s’inverse. Avec la lumière revient le tumulte. Les lunettes se plient, les langues se délient. L’euphorie nous gagne. Les sourires restent bien accrochés sur les visages comme si l’éclipse, dragon céleste, avait dévoré le stress terrestre. La marée humaine reflue au compte-gouttes, les pelouses se clairsèment. J’attends, je reste encore engourdie. Pour l'instant, la lune s’efface métro après métro. Le soleil et elle se séparent pour un sacré bout de temps. Je n’arrive pas à détacher mon regard. Je déteste les séparations. Je reste figée là sans me soucier du temps qui glisse. Nous sommes quelques rares à demeurer les lunettes vissées sur le nez. Cet après-midi, tout sera lavé par la pluie. On entendra les enfants qui jouent, on verra les mamans qui feront cercle autour des rires.


Je finis par me lever pour rentrer à contrecoeur. Je quitte le vert du parc pour retrouver le béton des immeubles. Encore quelques mètres et je retrouve le peuple habillé de sérieux de La Défense. Je ne résiste pas au plaisir de m’asseoir quelques minutes sur les marches de la Grande Arche et regarder cette vie qui grouille plus bas. Quand je suis toute seule, j’adore imaginer la vie des passants à partir d’un indice. J’ai un sacré entraînement. Nous sommes un bon paquet, assis là. Certains lisent leur journal, téléphonent, d’autres regardent le parvis animé, fourmilière où chacun s’active vers un but secret. Les gens dessinent des milliers de boucles qui s’entrecroisent. Difficile de retrouver quelqu’un dans cette foule ! Je ne peux pas m’empêcher de chercher une silhouette familière, dès fois qu’il m’ait fait la surprise de venir. Je sais bien, vu l’heure, que ce n’est pas possible, mais ce serait tellement agréable…

 

 

Quand je quitte mon bureau, tard, l’immeuble est déjà presque désert. J’ai conservé la lumière gris bleu dans la tête et des mots qui se chahutent. L’ensemble compose un drôle de cocktail. Au bout de la passerelle, j’aperçois Antonin. Je crois bien qu’il m’attend, car dès qu’il me voit, il se lève. Il glisse un doigt devant ses lèvres et me sourit. Sans un mot, le bras tendu, il désigne l’arc de triomphe et l’avenue embouteillée. Le matin, c’est mon jeu préféré de regarder sur le panneau lumineux le temps annoncé de bouchon, il ne descend jamais en-dessous de trois minutes. Je me demande même si le panneau peut afficher « fluide ». Ce soir, j’ai retrouvé mon envie de parler mais Antonin m’en empêche. Il a sans doute raison, ce serait encore des questions. Il descend l’escalier, au ralenti comme s’il sortait de scène, et m’indique toujours la même direction. Je ne quitte pas sa silhouette des yeux. Avant de s’éclipser pour de bon, il se retourne et me dit en clignant de l’œil :

je serai très malheureux de n’avoir aucune nouvelle de vous.


Décidément, ce n’est pas un jour ordinaire, je ne comprends rien. Je lui souris en guise de réponse. Et la bouche du métro l’avale. C’est moi maintenant qui me tiens debout, à l’endroit même où, la veille, il tendait la main, paume ouverte vers le ciel, en signe de paix. J’ai envie de m’élancer à sa suite mais quelque chose me retient. Alors, je lève les yeux et je regarde le ciel. Au-dessus de Paris, dans la lumière du couchant, s’élèvent deux arcs-en-ciel, ils sont complets, ils sont splendides.

J’irai là-bas puiser les lumières et les couleurs de ma vie : du violet de l’absence au rouge de la naissance. J’irai ? Tiens ! C’est la première fois depuis longtemps que je m’autorise le futur…



 

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