J’étais
crevée. La journée avait été rude,
j’étais restée beaucoup trop tard. De multiples
incidents à régler. Des personnes fâchées
à réconcilier. Arrivée en bas de mon immeuble,
j’ai ouvert mécaniquement ma boite à lettres. J’étais
surprise, elle abritait une lettre, enfin plutôt un rouleau
couleur parchemin. Du papier, cela devenait rare ; même
les prospectus publicitaires avaient changé de forme. Tout ou
presque désormais arrivait par l’Internet ou sous forme de
mini message sur téléphone portable. Dans les nouveaux
immeubles, les boites à lettres tenaient plus du tiroir à
crayons que des vieilles boites dodues d’antan. Pour le plus grand
bonheur des décorateurs intérieurs qui rivalisent de
fantaisie pour dessiner ces blocs de tiroirs urbains. Nous avons
libéré les arbres de leur servitude publicitaire mais
pas les nouvelles technologies... La fracture numérique croit
tranquillement. Cela m’énervait tellement de défiler
10 mini messages inutiles pour un utile que j’avais fini par
souscrire un abonnement « orange » sans pub. La
différence était appréciable. J’ai pris le
rouleau précautionneusement, il était assez léger.
Cela ressemblait à des feuilles de papier roulées
ensemble. Un inconditionnel de l’écrit, du tangible et du
beau. L’écriture ne me disait rien, la lettre provenait du
Costa Rica. Je ne connaissais personne là-bas et personne qui
soit un inconditionnel de l’écrit et du beau. J’ai glissé
le rouleau dans mon sac et je suis rentrée chez moi.
J’avais
déménagé depuis quelques mois pour cet
appartement très lumineux avec un bout de terrasse qui donnait
sur le parc de Pali Kao. Les soirs de temps doux, fenêtres
ouvertes, une savoureuse odeur de shit s’élevait de la rue.
La porte d’entrée ouvrait directement sur la pièce
principale peinte en sorbet noix de coco ; le sol en bois était
peint en vert amande très, très doux. Face à la
porte, ma fille et moi avions bricolé un paravent pour couper
le flux d’énergie. Vert et rose, avec un perroquet
multicolore peint au pochoir. Il apportait une note colorée et
résolument jardinière, rappel des plantes qui
savouraient la pollution parisienne sur la terrasse. J’ai accroché
ma veste en simili cuir à l’autre perroquet et j’ai ouvert
grand la porte-fenêtre pour humer les effluves de géranium
qui montaient dès que le soleil tapait un peu. J’avais lu
quelque part que le géranium était un antidépresseur
alors j’avais installé illico toute une petite famille dans
les dégradés de rose.
La
lumière de mon répondeur clignotait comme des feux de
détresse, celle de ma boite électronique était
plus sage. Je n’avais qu’un message. Il attendrait cette nuit.
J’ai sorti la lettre de mon sac, je l’ai posée sur le
répondeur et je suis partie dans la salle de bains. J’avais
envie d’une douche bouillante pour finir de me débrancher la
tête. L’ancien propriétaire m’avait fait cadeau
d’une douche originale multi-jets. Avant de l’essayer, je
trouvais que c’était un gadget coûteux et inutile.
J’ai vite changé d’avis sous les bienfaits de ce massage
aqueux « piquant ». Une vraie bénédiction
pour chasser la grisaille.
J’ai
enfilé une jupe kaki et un T-shirt parme. Je me sentais toute
neuve, prête à un paisible tête-à-tête
avec moi-même. Je me suis servie un grand verre de jus
d’oranges sanguines avec un trait de rhum, une rondelle de citron
vert, une guirlande de glaçons et je me suis installée
sur mon canapé au ton framboise, la lettre à la main.
J’avais
raison, c’étaient bien des feuilles roulées. De la
pub pour un hôtel de luxe à l’autre bout du monde.
J’étais bien étonnée. Pas un mot manuscrit,
pas un mot d’explication. Rien, seulement deux pages de pub et une
carte de visite générique d’hôtel avec
téléphone, fax et adresse Internet. L’endroit était
tout à fait magnifique et sans doute tout à fait hors
de prix. Je regrettais de ne pas avoir de riche tonton abolitionniste
d’Amérique. Les gîtes ruraux que je fréquentais
étaient certes splendides mais ne rivalisaient en rien avec
l’hôtel Anaconda. Ils avaient en commun d’être au
bout du monde c’est tout. J’ai posé le rouleau, bu une
gorgée et j’ai appuyé sur le témoin du
répondeur. Les surprises allaient-elles continuer ? Cela
commençait par dix messages muets. Pourquoi diable ces gens ne
raccrochaient-ils pas avant le bip ? Suivait Maria qui me
proposait d’aller voir une rediffusion de Seven au ciné.
Très peu pour moi. Ou de se retrouver à la rhumerie.
Cela me convenait déjà beaucoup mieux. Puis Albert qui
me demandait avec son accent canadien inimitable de le rappeler à
propos de l’exposition. Cela ne pressait vraiment pas, elle devait
se dérouler dans trois mois. Puis une nouvelle série
d’appels muets. Cela ne me plaisait pas beaucoup. Puis un appel au
secours d’un ami dépressif, que je rappelais aussitôt,
dont la ligne était occupée, qui donc avait trouvé
un autre soutien que moi. Je me dis quand même que je le
rappellerai plus tard dans la soirée. Je repris ma
consultation. J’adorais tomber sur des « salut, c’est
moi, rappelle-moi » qui étaient tellement peu
intelligibles et tellement rapides que j’échouais souvent à
en trouver l’auteur. C’était chaque fois un nouveau défi.
Le dernier message était en anglais, son contenu étonnant :
—
bonjour Mademoiselle
Rakwet, je m’appelle Prajadâ. Je viens de Jodhpur en Inde.
J’étudie les singes sacrés et je voudrais vous
rencontrer. Rappelez-moi au 06 05 04 03. Merci.
Il
avait un numéro simplissime à retenir mais je ne voyais
pas du tout le lien entre les singes sacrés et moi en
particulier. Je me souvenais avoir vu un reportage en juillet sur
Planète qui m’avait beaucoup impressionné, mais que
je sache quand je regarde une émission sur le câble, je
ne laisse pas encore de coockie ! Comment avait-il eu mes
coordonnées ? Cela m’intriguait. Il avait beau être
neuf heures du soir, je rappelais le ouistiti oriental et tombais sur
sa boite vocale en anglais. Je raccrochais sans laisser de message.
J’appelais Maria sur son portable. Elle devait déjà
être devant Seven à jouer à se faire terriblement
peur. Je lui ai laissé un message pour la prévenir que
j’allais au café L’Escaut. J’avais rangé
mentalement le parchemin, les messages muets et le charmeur de
singe/serpent dans le même panier de crabes. Je ne comprenais
pas et cela ne me plaisait guère. J’ai fini mon verre d’un
trait, j’ai ouvert mon réfrigérateur pour constater
sa totale vacuité, j’ai attrapé ma veste et je suis
redescendu prendre le métro. Rue Piat, les dealers dealaient,
les SDF picolaient bruyamment, le métro sentait le placard
ultra renfermé ; finalement le monde tournait encore rond.
Le
café L’Escaut était déjà pas mal
rempli. Je suis montée d’une traite au 1er étage
retrouver les joueurs de Go. Au milieu des nouvelles têtes je
reconnus Jean-Louis. C’était la crème des hommes.
C’est lui qui m’avait patiemment appris à jouer. Tous les
lundis soirs il continuait à enseigner à qui voulait
les bases de ce jeu puissant. Je ne l’avais jamais vu s’énerver
ou avoir un mot plus haut que l’autre ou porter une évaluation
négative sur qui que ce soit. Il m’adressa un sourire
chaleureux qui contrastait avec la surprise de ses yeux. Je n’étais
pas venue depuis plusieurs mois. L’ambiance feutrée et
concentrée - souvent enfumée - qui régnait dans
cet étage avait fini par me peser, mais ce soir, c’est bien
elle que je venais cherchais. J’avais besoin de la concentration de
mes semblables pour dissoudre mon trouble naissant, sans compter que
j’avais envie de faire une partie. Jean-Louis m’indiqua de
l’index la grande table libre sous la lampe de billard, avant poste
de la salle de billard proprement dite.
—
Installe-toi, j’arrive.
Tu prends une mousse comme d’habitude ?
—
Oui, une murphy et une
assiette de rosette s’il te plaît.
Avant
d’aller m’asseoir, j’attrapais un go-bahn d’entraînement
à 9 lignes et deux bols de pierre. J’adorais le toucher des
pierres lisses et leur crissement, comme un écho au crissement
du sable dans le désert. C’était sensuel, c’était
simple, c’était bon. Jean-Louis navigua entre les tables et
vint s’asseoir près de moi. Son sourire s’agrandit quand
il vit le go-bahn.
—
Tu veux reprendre les
bases, tu as tout oublié ?
—
Oui, j’ai envie de
faire des gammes mais je n’ai pas tout oublié. Quand même
pas avec un si bon prof ! Je serai une élève
indigne sinon.
—
Faisons plutôt
une partie, cela permet de revoir plus de sujets.
Aussitôt
dit, aussitôt fait. Pas d’autres questions, c’était
l’avantage de Jean-Louis. Je savais intuitivement qu’il me
prenait pour qui j’étais, sans illusion mais sans aucune
indiscrétion, jamais. Il ne m’avait concédé
que 4 pierres d’avance. La mise en garde suffisante. Je savais
qu’il ne chercherait pas à me piéger mais qu’il ne
me ferait pas de cadeau non plus. Nous avons joué paisiblement
une heure, il a gagné, ce qui était prévisible.
Pendant qu’il défaisait les pierres avant de reprendre la
partie pierre après pierre pour commenter chaque coup, il me
dit qu’il trouvait ma manière de jouer particulièrement
violente ce soir, comme à mes débuts. Il me demanda si
j’avais de gros soucis. A croire que mon pressentiment était
devenu trouble. Ses commentaires prirent encore une petite heure, la
mémoire me revenait. Nous nous sommes arrêtés
pour parler un peu, nous raconter nos tranches de vie. Un joueur
perplexe vint nous interrompre, il voulait des éclaircissements
sur un coup qu’il avait envie de jouer et que son partenaire
contestait. Jean-Louis se leva pour le suivre. J’en profitais pour
glisser mon regard dans la pièce d’à-côté.
Le billard était résolument un sport d’homme, du
moins ce jour-là. D’hommes et de fumeurs, un peu comme le
Go.
Près
de moi une partie se terminait. Les deux joueurs arboraient un visage
complètement impassible. J’aurais été
complètement incapable de dire à leurs traits qui
gagnait, qui perdait. Ils composaient au ralenti un ballet autour de
la table acajou. Tout d’un coup ils s’arrêtèrent, se
saluèrent, s’envoyèrent une tape sur l’épaule
et se séparèrent selon un rituel qui me sembla
complètement abscons. L’un des joueurs retourna s’asseoir
à une table avec d’autres de ses congénères
tandis que le second piqua droit sur moi.
—
Puis-je vous offrir une
nouvelle boisson mademoiselle et vous tenir compagnie ?
—
Nous nous connaissons ?
—
Non, pas encore mais
cela ne tient qu’à vous Mademoiselle Rakwet !
—
Vous êtes
Prajadâ ?
—
Oui, pour vous servir…
Il
éclata de rire, s’inclina profondément devant moi et
ajouta malicieusement :
—
dans mon pays nous
avons un proverbe qui dit que sur le chemin vers l’inconnu autant
se laisser aller sans pour autant tout laisser faire. Cela vous
inspire quoi ?
—
Que vous êtes un
joueur de billard chevronné, un supposé étiologue
spécialisé es singes, un sacré insolent quoique
poli et je ne serais pas étonnée si vous me disiez que
vous êtes également charmeur de serpent !