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Marcher dans la beauté
12 avril 2007

Réveil



Je crève de trouille. La lumière, l’horizon, j’en ai perdu la saveur. La peau d’une femme : mes doigts ont oublié, ma langue a oublié, mon sexe a oublié. Pisser tranquille, je ne sais plus. Je sens peser sur mon épaule un regard. Pas besoin de demander qui est de garde. Le regard suffit. La suffocation suffit. A l’oeilleton, je sais qui est derrière la porte. Depuis six ans, il n’y a plus que mes rêves et mes pensées que je ne partage pas. Nourriture essentielle mais insuffisante. Je ne sais plus ce qu’être seul veut dire.

Dans quelques heures la porte va s’ouvrir. Je suis couché mais le sommeil ne vient pas ; il ne viendra pas. Demain, je dormirai peut-être un peu. La vie me fait soudain peur, très peur. Cela me rend fou : replonger dans un monde sans barrières hormis les miennes. Celles que je me fixerai, sans personne pour vérifier ce que je fais, personne pour me demander des comptes. Six ans que j’attends ce jour et au pied du mur, je le redoute. J’ai peur de ma vie comme si je n’avais plus rien à en attendre. Au début attendre me bouffait, me révoltait. Une horreur quotidienne, comme si je me vidais de mon sang. Moins j’en faisais, moins je pouvais en faire : je brûlais de l’intérieur. Autodestruction parfaite. J’ai détesté l’attente et le manque. Je me suis détesté par dessus tout. Je me suis engueulé à longueur de journée, tailladé de dureté et d’exigences absurdes. J’étais si noir que je ne supportais même pas la moindre marque d’amitié. Hors la loi. L’émotion est devenue un pays inconnu. Mon corps refusait cette prison. J’avais des accès violents, j’aurais tout donné pour un corps. Je ne peux pas dire une personne, j’étais incapable de respect. J’étais envahi par l’envie de me perdre dans le corps d’une femme. Me saouler de sexe jusqu’à perdre la conscience. Je me sentais dans ces moments-là plus animal qu’homme. Faire l’amour était une image sans réalité. J’étais enfermé depuis que j’avais dix-neuf ans.

Je voulais qu’on me haïsse autant que je me haïssais. J’ai raté le coche de la vie, pas de bol. Je sais que je traînerai jusqu’à ma dernière nuit ces années de cendre. Le calendrier est barré de croix. Ma vie aussi. Je n’ai plus rien à rayer. Cela ne regarde que moi. Je ne mesure pas le risque qu’une bonne âme, bien intentionnée, me déterre, me flanque sous le nez ce que j’ai enfoui, comme un flag’del’. Je suis rentré à demi mort. Je ne savais rien de la vie et elle n’avait déjà plus aucune saveur. Je sors pire : je n’ai toujours pas fait la paix avec moi. J’ai peur de la pitié des autres. Je me sens vide. Sortir me fait peur parce que ce vide va m’entraîner plus bas encore.

Six ans à ruminer un instant, un seul, celui où la vie bascule. On a beau la sentir basculer, les réflexes ne marchent pas toujours bien, pas à temps.

Parfois la chape s’allège, dans le creux d’une lecture. Quelques minutes ou quelques heures de bonheur absolu. La vie ne pèse alors plus rien qu’elle-même. Je sens des larmes qui coulent en dedans. Fragments de bonheur. Je ne chiale jamais, faut pas exagérer. Mais je n’oublierai jamais. J’ai passé parfois des semaines entières à ne rien faire d’autre que lire, m’alimenter de mots, engloutir des oeuvres les unes après les autres, ne me reposer qu’une fois tout absorbé. Je restais hagard de longs jours de digestion. C’était le bazar dans ma tête. Les larmes parfois bordaient quand même mes paupières. Je serrais les mâchoires de rage. Ma respiration descendait bas, tout en bas de mon estomac. Je n’ai jamais chaviré. Je sais que mes putains de question resurgiront toujours, comme le palu, en s’estompant, mais elles ne disparaîtront jamais. Les cours de philo avaient beau être nuls, ils ont planté des graines qui germent au fil des ans. Je voudrais tout gommer, moi compris. Je voudrais effacer le passé. Je ne tiens debout que parce que je me dis que je choisirai ma fin. Personne d’autre que moi ne décidera du moment. Demain ou un autre jour ?

Que faire dehors ? Tenter la légion ? c’est une belle machine de recyclage. Pas sûr que j’ai envie d’apprivoiser ma violence, pas comme cela. Pas certain que j’ai envie d’une discipline de fer, pas certain que je sois prêt à renoncer à moi, à mon orgueil. Je pourrai partir avec une ONG à l’autre bout du monde. Déminer ? C’est une idée, qu’importe si je saute. Je sais que dehors, personne, plus personne ne se soucie de moi. J’ai fait ce qu’il fallait pour et ces six ans de taule ont suffi à tuer la deuxième moitié, à décourager les plus résistants. Je ne suis pas tatoué mais c’est tout comme. Je n’existe plus, alors je peux disparaître ou tout donner. Trop facile de se requinquer une image de sauveur sur le dos des plus malheureux que soi. Ils ont besoin qu’on les aime, pas qu’on les manipule. Aimer ? un truc de curé ! Sans doute ce dont j’ai le plus peur, à cause des morceaux. Une nuit sans sommeil, j’ai eu un sursaut, je me voyais desséché dans mon désert, noué par une soif que rien ne pourrait jamais apaiser. Je me suis dit qu’il fallait que j’arrête d’attendre. J’ai commencé à arracher les illusions qui me collaient à la peau.

Mon compagnon de cellule, il est devenu légumineuse, lobotomisé. Il ne tient plus qu’à coup de lettres, de promesses d’un jour meilleur, de visite au parloir. Il revient parfois en portant une odeur de femme, insoutenable, comme ses lettres à elle. Mes sens tressaillent. Je ne supporte plus ses histoires et sa vie, ses petites misères. Il ne vit que par les autres. Cela apaise la brûlure de l’attente sans doute. Je ne vais guère au parloir sauf quand un rare frère ou cousin ose encore venir me réciter la litanie familiale. Je n’ose pas imaginer ce qu’ils ont été capables d’inventer pour expliquer mon absence aux gosses. Pas la vérité, c’est certain, mais quoi ? Et dehors ils voudront que je suive leur salade. Pas question ! Je ne sais même pas si je remettrai les pieds là-bas. Au début, j’ai espéré, j’ai cru que mes vieux viendraient, malgré l’horreur, malgré la prison. J’avais raison, ils sont venus, mais j’aurai préféré pas. Ils ne m’ont même pas demandé si j’allais bien. Ils m’ont juste dit : « on ne se fait pas de souci, tu t’en tires toujours ». Une copine du lycée est venue aussi, mais pour elle, je n’ai pas voulu aller au parloir. Valait mieux qu’elle m’oublie. Elle m’a écrit toutes les semaines pendant un an ! Je n’ai jamais lu ses lettres. Elles sont parties à la poubelle sans réponse. Un mort vivant, ça n’écrit pas, ça ne laisse plus de traces.

Je ne sais pas où aller crécher. Depuis six ans, on fait tout pour moi. Je dois tout réapprendre. Autonomie zéro, comme un môme. J’ai simplement cessé d’attendre, cessé de me brûler, cesser d’espérer oublier mon cauchemar. J’ai appris à vivre avec, dedans. Je ne sais pas si je pourrai encore dehors. Pas question de vivre comme un ex taulard. Je dois tout reprendre du début et rattraper ces six années qui me manquent. Mais ai-je vraiment manqué six ans ?


Tout est mécanique dans mon esprit. Je suis incapable de penser. Ils ont dû me droguer, pas possible. Sans doute qu’ils ont peur qu’on gueule qu’on ne peut pas. On a beau détester cette taule, s’en arracher est un autre enfer. La porte s’ouvre, je crois bien que je vais m’évanouir. Cinq pas, c’est tout ce que je peux faire. Une rivière glacée me rince le dos, je ne me retournerai pas. J’enfonce les mains dans mon paletot. A défaut d’inspiration, si je trouvais une flingue, je crois que je tirerai tout de suite. J’arrêterai tout. Je n’ai pas envie de savoir. Je tremble. Souvent je m’en suis sorti en fuyant, mais là, je n’ai rien à fuir, que moi. Je n’ai plus rien à craindre des murs dans mon dos, que moi.


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