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Marcher dans la beauté
10 avril 2007

Brulure

 

 



Je te rappelle si je peux. Je t’embrasse !

Bip. Bip. Bip.

Pas le temps de parler, pas le temps de souffler. Je me retrouve seule dans une cabine téléphonique sans chaleur. Seule à la pointe de la nuit. Seule et affolée. Seule ou abandonnée ? Je m’adosse à la cabine vitrée et je regarde le boulevard qui grouille. J’ai l’impression que cette cabine n’est pas étanche. Je grelotte. Je voudrais sortir. Je voudrais m’en aller. Mais pour aller où ? Mon seul but vient de raccrocher. Je n’ai plus ni passé, ni présent, ni futur. Juste le temps qui passe comme compagnon. J’aurais bien arraché rageusement le combiné gris. L’automate râle et me demande de reprendre ma carte de téléphone. Je me dis que j’ai eu de la chance, je l’ai eu et pas sa satanée boîte à message qui me rend folle. Au moins, je sais à quoi m’en tenir. A rien. Je ne suis rien. Rien qu’une chimère, une illusion, un mirage, un reflet sur la vitre. Même pas l’ombre de son ombre. Ma langue devient pâteuse. J’ai une envie furieuse de recomposer le numéro. La voix métallique qui me répondra m’en dissuade. Combien de fois me suis-je lacérée sur ses mots ? Combien de fois ai-je bu mon orgueil jusqu’à la lie ? J’ai cessé de compter depuis bien longtemps. J’ai cessé de rouvrir les vieilles plaies aussi. Je mendie ma tendresse à coup de carte à puce. Je me donne envie de vomir mais je ne renonce pas. Je m’accroche. Je suis sous dépendance volontaire. Et je replonge dans mon néant. À force de souffrir, à force de tourment, je finirai bien par apprendre qui je suis. Je finirai bien par apprivoiser l’ombre.

« Je te rappelle si je peux » vrille mon cerveau. Il va rejoindre les autres dans ma mémoire meurtrie. La vitre dans mon dos est glacée. S’il rappelle et que je ne suis pas chez moi, je vais le rater. Je vais rater mon rendez-vous avec la vie. Je vais rater mon reflet dans la glace. Je vais rater mon sens. Mon essence. Je suis une photo qui ne se révèle pas. Je vais ruminer cet appel raté pendant la nuit entière, pendant le week-end entier.

Il faut que je rentre tout de suite. Il faut que je m'assoie par terre à côté du téléphone et que j’attende.

Quelqu’un tape à la porte de la cabine et me sourit, d’un sourire inquiet. Je dois faire grise mine parce qu’il recule de deux pas. Je n’ai pas envie de m’arracher à ce boulevard, à la vie qui coule à flot dans les rues. J'en ai besoin comme d’une perfusion. Le mouvement. Le mouvement des autres me tient en vie. Je vis par procuration. J'ai peur d’affronter le désert de mon appartement. Je m’y débats comme un prisonnier sans cage. J’ai peur d’affronter le puits sans fonds de ma vie. Je ne peux pas rester en tête à tête avec moi-même sans danger. Le manque de tout à l’état pur, essentiel. Je me massacre à pleines mains, à grands mots. Je sors de ma torpeur pour regarder les couples qui passent sur le trottoir. Pourquoi ont-ils le droit à une vie normale alors que je quémande la mienne. Qu’est-ce que j’ai fait pour m’aimer si peu ? Ils passent bras dessus, bras dessous. Parfois j’entends par la vitre un éclat de rire assourdi qui me glace. Le bonheur est insupportable chez les autres. Je les suis des yeux, je m’agrippe à eux pour construire des histoires plus gaies de prince charmant, de bonne étoile. Des gens qui se croisent et qui se rencontrent véritablement. Pas des gens qui glissent sur le vide glacé de leur existence, qui passent leur temps à s’enchaîner pour se déchaîner. Fuir pour mieux s’attacher. Une femme enceinte passe, le ventre ceint entre ses mains tendrement posées. Elle m’arrache au fond des tripes des vestiges d’humanité. Régresser pour retrouver la sécurité d’une enveloppe douce et chaude. Je me sens toute petite fille perdue dans sa ville. Affamée d’un regard amoureux. Affamée d’un regard qui me rende à moi-même.

Il fait froid, si froid dans cette cabine. Je croyais qu’elle serait mon havre dans la nuit, ma fenêtre ouverte sur le monde.

Sur le trottoir d’un face un homme avec un portable se met à l’abri dans une cabine. Cela me fait rire. Il doit trouver la rue trop bruyante. Comment raconter sa vie aux quatre vents, la bouche appuyée près d’un combiné qui sent un pot pourri d’odeur détestables ; les odeurs de tous ceux qui ont parlé avant soi dans cette coquille noire. Bleu, si bleu cet oeil du ciel derrière la vitre. Ce n’est pas la liberté qui me tend le bras. Les larmes coulent sur mes joues, qui me rappellent que je suis vivante. Il m’arrive de me demander si je rêve ou si je vis. L’illusion dure une fraction de seconde. Je ne me souviens pas de mes rêves, seulement des rêves éveillés, des chimères. Qui aurait envie d’appeler une loque ? Je n’ai plus aucun respect de moi-même, plus aucune barrière. Pour quoi faire ? Je me dis que peut-être il me faudrait une agression pour retrouver au fond de moi une étincelle de vie, une étincelle d’amour propre. L’homme au portable a rangé son joujou, il a allumé une cigarette qui dessine des volutes dans la cabine. Ce serait bien d’avoir le numéro de la cabine d’en face pour l’appeler, le regarder écouter, lui parler. Quelqu’un à qui parler. Libérer le trop plein de barbarie qui me ronge. Me livrer au premier qui passe. L’homme au portable est trop vivant pour cela, il se sent important. Son téléphone le rassure. Il peut être joint à tout moment et tranquillisé sur son existence. Il n’hésite que trois secondes sur le seuil avant de reprendre sa route. Il est parti. J’ai encore plus froid dans ma cabine malgré la buée discontinue qui couvre la vitre. Je compose mon numéro, histoire de savoir si j’ai des messages. Je sursaute toujours en entendant ma voix. Je la trouve presque belle et chaude. J’allais bien la dernière fois que j’ai changé le message. Le bip ne révèle qu’un nouveau néant. Je le savais d’avance, mais je bois quand même la tasse. Bip ! Qui chercherait à me joindre alors que je passe mon temps à me fuir ? Personne n’a eu envie de m’appeler. Envie ? Un mot dont les contours s’estompent au fil des jours. Le seul parfum que je n’ai pas perdu c’est celui de l’angoisse. La nuit durera une éternité.


Je bondis de joie à la sonnerie. Je retiens mon envie de décrocher dès la première sonnerie. Je laisse sonner dans la pièce presque vide. Le son tapisse l’espace et me réchauffe. Et je décroche juste avant que le répondeur se mette en route, un sourire immense en éclosion. Si ce n’est pas lui, la déception, la tristesse accourt. Vite, abréger la conversation pour que la ligne soit libre. Je me maudis de ne pas avoir cédé aux sirènes de la sonnerie de double appel. Je serais sure de ne pas rater d’appel. Tandis que là, je n’en suis jamais certaine. Je suis même certaine du contraire. Il a forcément appelé pendant que j’étais en ligne et il n’appellera plus. Oserai-je braver l’interdit de le rappeler ? Je suis désagréable, je n’écoute pas l’autre, je n’entre pas en communication. Je suis en attente. Totalement indisponible. Je suis mono orientée.

Après une heure, le découragement me guette. Je sais bien qu’il n’appellera pas. Comme les autres jours ordinaires. Seulement, j’ai tellement envie qu’il m’appelle. Tellement fort. Il va bien sentir passer quelque chose et décrocher son téléphone. Le contraire m’est inconcevable. Je n’ose pas bouger, ni pour manger, ni pour boire, ni pour laver mes mains moites.

J’attrape un livre à portée de main et je l’ouvre. L’histoire m’est étrangère. Comment pourrai-je compatir à une autre histoire, moi qui cherche désespérément la mienne. Au bout de trente pages, je recommence du début. Je n’ai rien enregistré, rien mémorisé. Tous les personnages sonnent faux. Ma vie est-elle pire que ces romans ? J’ai soif. Plus d’eau au frigo. J'essaie au robinet. L’odeur du chlore me soulève le cœur, abominable. Je n’ai pas le choix. Il faut aller à la cave et abandonner mon guet.

Je prépare tout ce dont j’ai besoin et juste avant de refermer la porte, je décroche le téléphone. Pour qu'il sache bien que je suis là, tout près. Que je suis occupée mais pas longtemps. Qu’il peut bien réessayer dans quelques minutes, je serai disponible et je décrocherai.

Vite, je descends à la cave à toute allure et remonte quatre à quatre. Mon coeur s’allège en reposant le combiné sur son socle. Je suis presque sure que le téléphone va sonner maintenant. C’est le bon moment. Et je reprends ma posture, assise par terre. Je bois une gorgée et me remet à lire. Au bout d’une heure, j’ai froid et je me lève. Je vais chercher une couverture. Pour tenir. Je veille. Je veille mon téléphone malade qui ne sonne plus. Je vérifie qu’il est bien branché. Pour un peu, j’appellerai bien une amie pour lui dire de m’appeler, histoire d’être sûre que la sonnerie fonctionne bien. La tonalité est bien là. Je raccroche très vite. L’attente me reprend. J’ai faim mais suis complètement incapable de manger. La moindre bouchée me donne la nausée. Je continue à boire mon eau. J’ai de la chance finalement de résister à la tentation de l’alcool. Ce serait plus facile d’attendre sinon ou avec un paquet de cigarettes comme compagnon d’infortune.

Je me sens comme le gardien d’un phare abandonné, battu par les vents et les marées. Un gardien qui se bat corps et âme pour maintenir en vie un petit feu de bois que personne ne voit, qui ne sert à rien. Qui ne sert surtout à personne. A lui peut-être. Il a pris l’habitude d’allumer son phare tous les jours à la même heure, quelle que soit sa journée, quelle que soit la lumière du ciel. Il ne pourrait plus vivre sans ce rituel. La retraite le condamnera à mort. La retraite ? Il n’y pense même pas ! Il pourra toujours demander à rester dans le phare. Gardien, c’est comme curé, cela ne sollicite plus guère de vocation. J’ai tout le temps de sentir l’eau qui descend dans ma gorge. Trace fraiche et presque apaisante. L’alcool n’aurait pas cette douceur là, il me brulerait. Cette brulure serait peut-être une souffrance moins rude, une souffrance plus réelle, moins pernicieuse, moins ruminée. Je reste à l’eau ce soir encore. Je vais me délaver du dedans. Pour combien de temps ? La fatigue plombe mes paupières mais je m’interdis le confort d’un lit.


Je me réveille quelques heures plus tard, transie et courbaturée. Le téléphone scintille dans la nuit. J'ai renversé mon verre d’eau.


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Paternité, Pas d'utilisation Commerciale, Pas de Modification.

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