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Marcher dans la beauté
6 avril 2007

Qui se laisse facilement entamer

Pour sûr qu’elle est jolie dans sa grande robe. Un vase à l’envers pour une belle plante. Rien que de très normal. C’est peut-être mon seul plaisir quand je viens là toutes les semaines, regarder les femmes qui sont dans la même galère que moi. Les regarder et rêver d’une autre vie. Souvent, elles sont un peu usées - les traits tirés par le souci et la fatigue de la famille - cela ne les empêche pas d’être belles ! Celle-là est un peu différente. Je l’ai dit, une belle plante, à l’aise dans cette ambiance sinistre qui nous démoralise tous. Elle ne parle pas, non, quand même faut pas exagérer. Elle a l’air posée là juste pour le plaisir des yeux. Je n’arrive pas à imaginer comment elle bouge. Ici, boulevard Carnot, en rang d’oignons, nous avançons à pas de souris, comme les gosses dans la cour de l’école quand ils jouent aux acrobates sur les lignes peintes du terrain de hand-ball. Un pas de souris, ce n’est pas assez pour apercevoir un mollet sous une robe un peu longue. Elle a des cheveux noirs qui doivent briller au soleil, la peau déjà colorée. Elle doit avoir trente ans à peu près, comme moi. Au chômage comme moi. Mais pour sûr, nous ne cherchons pas le même boulot. Elle est trop loin devant pour que j’entende son nom quand elle passera au guichet. Dommage, j’aurais bien aimé savoir.


Un jour, Chantal m’avait accompagné. Elle ne travaillait pas ce jour-là et avait voulu venir. Cela ne m’emballait guère, mais je n’avais rien trouvé à redire. Elle n’avait pas supporté la manière dont je regardais les autres. Tu viens ici draguer ma parole, elle avait dit. Et elle était partie en colère. Je ne l’avais pas arrêtée, je n’avais pas cherché à lui expliquer. Qu’est-ce qu’elle aurait bien pu comprendre de ce rendez-vous hebdomadaire ! Comme si on avait envie de draguer dans la misère de cette queue administrative !

J’avais l’impression que nous ne vivions plus dans le même monde. Bien sûr nous vivions ensemble, dans le même lit, dans le même logement étroit des services sociaux. Et alors ? Un couple, ce n’est pas que cela - du sexe et de la cohabitation ! On peut même être un couple sans sexe ou sans cohabiter. Nous n’avons pas d’enfant. Aucun n’avait pris le risque de se faire livrer rue des Noues par Cigogne express. Cela nous avait bien amoché au début parce que nous en voulions l’un et l’autre, mais sans doute pas l’un avec l’autre. Maintenant nous avons tourné la page. Enfin en apparence. Le plus dur, ce sont les remarques de tout le monde. Vous êtes mariés depuis dix ans et vous n’avez pas d’enfants ! Qu’est-ce que vous attendez ? Ces phrases-là et ses règles, cela fait encore pleurer Chantal des fois, moi non. Je n’ai pas encore fini de vivre mais je n’ai plus envie de courir après la vie.


C’est son tour, elle est assise et se penche vers l’agent qui lui parle en souriant. Je ne suis pas tout seul à lui trouver du chien. Son corps est un peu penché en avant, sa tête s’est inclinée. Je n’entends pas sa voix. Ses cheveux noirs se sont séparés en deux massifs, laissant apparaître une nuque couverte de duvet, noir comme le reste. Cela me donne une envie violente de me lever et d’aller poser mes lèvres là, juste où les cheveux se sont écartés, un nid douillet et chaud qui doit embaumer. C’est la première fois que cela m’arrive. Même avec Chantal au plus fort de la passion, je n’ai jamais été envahi comme cela, de partout. Elle se retourne et scrute la file derrière elle. Son regard glisse de visage en visage avant de se poser sur le mien. Elle s’arrête. Je suis surpris. Elle me fixe, une seconde ou deux, sourit, et se retourne vers l’agent qui lui aussi scrute la longue file, le regard noir. Je n’ose plus trop regarder. Je sors mon journal, 10 de cœur, pour me donner une occupation. Je relis mon mot croisé pour la centième fois. Je n’arrive pas à m’en détacher. Je ne lis pas beaucoup, pas souvent. Les mots me cognent trop la tête. Ils trichent tellement souvent. J’écoute la radio ou je regarde la télé, mais cela ne m’aide pas beaucoup. Je trouve le monde encore plus sale, encore plus triste après.

Ma pivoine vient de se lever. Je reste immobile. Elle remonte doucement vers la sortie puis glisse sur une peau de banane imaginaire pour se rattraper à mon bras. Une odeur de parfum cher, pas d’eau de toilette bon marché me saisit. Ma fleur lève la tête et sourit. Excusez-moi ! Je ne vous ai pas fait mal ? La garce ! Non, non ! Cela va, je lui réponds. Bonne journée ! Et elle s’éloigne. J’ai le coeur qui cogne comme un gosse. J’ai cru que j’allais faire un infar’. T’es trop jeune, arrête ton cinéma ! me dit mon ange gardien, qui se mêle toujours de ce qui ne le regarde pas. Je me demande si je la reverrai la semaine prochaine. C’était la première fois qu’elle venait, c’était sûr. Quand mon tour arrive, je me recoiffe machinalement de la main en sursautant. Elle a laissé quelques gouttes de son odeur sur mon bras. Une odeur de fleur sucrée. Je refais passer plusieurs fois mon bras sous mon nez. Pas d’erreur ! Peut-être que je vais oublier de me laver le bras un jour ou deux. J’ai bien envie demander son nom à l’agent, mais je me méfie, il est capable de me faire une saloperie. Il me regarde d’un drôle d’air. Quand je m’assieds, il a déjà rangé tous les dossiers, impossible de lire les noms à l’envers. J’enrage. Comme d’habitude il n’a rien à me proposer. Il regarde distraitement les maigres lettres de refus que j’ai reçues.

Avant de sortir, je jette un dernier coup d’œil dans la grande salle. Bizarre ! D’habitude je retrouve toujours un copain ou une connaissance. A force, on sait bien qui est du quartier et on finit par engager la conversation. Entre nous, on n’a plus honte d’être au chômage. On peut se parler sans redouter cette drôle de question qui poignarde : vous faites quoi dans la vie ? Même si à Troyes, tout le monde sait bien que les industriels nous laissent sur le carreau si souvent¼ J’attrape machinalement une cigarette dans ma poche. Une habitude dont je n’arrive pas à me défaire et qui fait crier Chantal. Elle n’aime pas embrasser les cendriers, je la comprends ! Elle me dit que je devrais carrément fumer des billets, ce serait encore plus intelligent. Moi je préfère fumer qu’aller au bistrot oublier le gris à coup de bière, de vin ou d’apéro. J’ai un Zip, c’est le seul briquet que j’aime et qui répond toujours présent. En plus, il garde la chaleur de la main.

Je tire une grande bouffée pour m’éclaircir les idées et je me fige net. Sur le banc, un peu plus loin, ma pivoine prend racine. Elle m’attend. J’y vais, j’y vais pas ? J’y vais, j’y vais pas ? Je me sens rajeunir. Je ne vais quand même pas coucher avec une fille que je ne connais pas. Ce n’est pas dans mes habitudes et je n’en ai pas envie. Ce n’est pas de coucher dont j’ai envie. C’est pas que ce soit désagréable, non, c’est même plutôt agréable sur le moment, mais cela me laisse une drôle d’amertume dans la bouche en général, après, quand le feu est éteint.

Je peux vous offrir un café ?

Ben, ce ne serait pas de refus, mais j’ai pas beaucoup de temps.

Vous avez rendez-vous ?

Oui et non, disons que je n’ai pas beaucoup de temps.

Je ne vais pas vous sauter dessus, si c’est cela qui vous fait peur.

Je hausse les épaules en bougonnant.

Vous voulez aller dans celui-là ou dans un autre un peu plus loin ?

Celui-là, il est rempli de tous ceux qui sortent d’où on vient, on peut peut-être aller plus loin. Je m’appelle Enrica.

Moi, c’est Réjean ! Mais ce n’est pas français Enrica, si ?

Suédois peut-être ? Qu’est-ce que vous en pensez ?

Non, non, c’est pour dire. C’est plutôt joli et exotique.

Tu parles ! Allez, on rentre là « au rendez-vous des sportifs » !

On s’est installé au fond, d’instinct, pour ne pas faire chair fraîche à l’étalage. Dans un café, c’est tout l’un ou tout l’autre. Soit on vient pour passer le temps ou regarder la rue et on se met en vitrine, soit on vient pour causer et on se met au calme.

Vous cherchez quoi comme boulot ? me demande-t-elle.

Un boulot de régleur ! Pour des machines textiles.

Oh là ! Dur ! Vous vivez tout seul ? demande-t-elle en regardant mes mains nues.

Dans la dèche, c’est plus facile de ne pas être tout seul !

Je n’ai pas envie de parler de Chantal, je ne l’ai pas suivie dans ce café pour parler du passé. Chantal appartient à ma vie pour toujours, qu’elle en sorte un jour ou pas n’y changera rien. Le passé est irrévocable, alors¼ Mais comme côté futur c’est le néant, je n’ai pas beaucoup le choix. Reste le présent, le présent toujours éternel, toujours insaisissable, comme le sable. Et là je ne sais pas très bien dire si Chantal existe au présent. Je crois que cela dépend des jours.

J’ai horreur des cafés, pas vous ?

J’ai cru mal entendre mais, vu sa tête, elle est sérieuse. C’est un peu étrange comme manière de faire.

Ben pourquoi vous m’avez invité alors ? Je ne comprends pas.

C’était histoire de dire, mais je préfère la rue. Cela vous ennuie ?

On boit un café d’abord et on sort après. Ce ne sera pas long.

Elle se recroquevilla. Elle fanait à vue d’œil, comme si d’être enfermée devenait tout à coup insupportable. Je n’avais pas envie qu’elle tourne de l’œil avec moi, dans ce café. Ca ferait mauvais genre. Le patron nous apporta nos cafés sans cesser de la dévisager. Indécent. Il semblait inquiet comme moi.

Enrica, qu’est-ce qui se passe ?

Elle me regarda tristement sans rien dire. Elle luttait contre les larmes.

C’est l’épreuve la plus terrible pour un homme, les larmes d’une femme. Nous avons bu nos cafés en silence. Elle est complètement ailleurs, complètement silencieuse. A croire qu’il n’existe aucun mot pour l’aider. J’hésite entre la secouer et la prendre dans mes bras pour la consoler de son mal silencieux. Je me lève, un peu balourd, pour aller payer au comptoir. Elle me suit des yeux comme un chien qu’on abandonne, un sourire douloureux accroché aux joues.

Vous venez ? dis-je tout doucement.

En guise de réponse, elle me fait au revoir de la main. Je n’insiste pas, je suis sorti. Je ne comprends rien à rien.

J’ai fait trois pas dans la rue et je suis tombé sur Yvon, un bon copain du collège.

Elle est restée dans le café ?

Qu’est-ce que tu dis ?

Tu as très bien compris ! Je te demande si la fille est restée dans le café.

Enrica ? Ben comment tu le sais ?

Ne fais pas cette tête, je t’ai vu rentrer au bistrot, j’ai faille t’emboîter le pas pour t’éviter des désagréments, et puis je me suis dit que cela ne me regardait pas alors je t’ai attendu. Elle fait cela avec tout le monde, vieux ! Tu n’y es pour rien ! Personne ne sait qui c’est. Elle change de nom à chaque fois.

Toi aussi, tu es allé boire un café avec elle ?

Tout le monde ! je te dis. Elle allume tout le monde ! Et puis trois minutes après, plus personne. Elle se défile. Elle doit avoir un problème. Qu’est-ce qu’on y peut ? Un jour, elle aura des histoires.

Tu n’as rien de mieux à lui souhaiter ? Franchement !

Réjean, arrête ! Décroche tout de suite ! Cette fille-là, c’est que des emmerdes. Adieu la tranquillité. Elle va te bouffer la vie jusqu’au trognon.

Pour ce qu’il en reste ! Merci du tuyau quand même.


La semaine suivante, je n’y croyais pas mais elle était là. Elle avait un bon quart d’heure d’avance sur moi. Nous sommes séparés par cinq oignons. Tout se passe exactement comme la semaine d’avant, même la peau de banane imaginaire. Sauf que ce n’est pas à mon bras qu’elle se raccroche. Elle passe devant moi sans un regard. Les formalités accomplies, je sors à toute vitesse, bien décidé à faire tous les troquets du coin s’il faut. Elle est perchée sur son banc. Le même air absent qu’au café. Je lui dis bonjour et je m’assieds. Je reste sans rien dire. Yvon passe plus tard, il me foudroie du regard. Je suis sûr qu’il en parlera à sa femme qui s’empressera de tout raconter à Chantal pour son bien et qui me préparera le jour J un accueil à sa façon. Cela m’est égal. Je sens une urgence. Enrica ne semble rien remarquer. Au bout d’une heure, je me lève et je lui dis :

Au revoir Enrica, à la semaine prochaine !

Elle m’a scruté, elle devait fouiller sa mémoire à toute vitesse mais en vain. Elle m’a regardé sans comprendre.

Huit jours après, même scénario. Sans le savoir, elle me donne un but qui me tient toute la semaine. Je redoute qu’elle trouve du boulot, il faudrait que je me réinvente des buts. Cette fois, elle me regarde m’asseoir avec un air très intrigué. Mais pas un mot, pas une question. Je lui propose quand même une cigarette qu’elle refuse. C’est un progrès qu’elle n’ose pas me parler !

La semaine d’après, elle revient dans sa première robe mais sans peau de banane dans son sac. Elle se contente d’emboîter le pas d’un type qui sort en même temps qu’elle. Je les vois passer. Ils ne vont pas bien loin parce que j’ai à peine le temps d’arriver devant le café de notre première rencontre que le type sort furibard. Je jubile ; cette fois encore elle est indemne. J’hésite à rentrer dans le café. Finalement je préfère attendre dehors. Elle a tellement horreur de ces endroits qu’elle devrait sortir vite, très vite. Je m’allume un clope que je brûle jusqu’au bout. Je fais les cent pas devant le devanture. Enrica ne sort pas. Bon, je n’ai pas le choix. Je pousse la porte et croise le regard du patron, vaguement étonné. D’un signe de tête, il me montre où elle est. Décidément pas discret le bonhomme. Je marche vers elle, rien ne bouge sur son visage.

Cela vous dirait d’aller causer dehors ? Personnellement je n’aime pas beaucoup les cafés ! Cela manque de lumière.

Ah ! Vous aussi ! C’est gentil, mais il faut que je rentre chez moi.

Je vous raccompagne ?

Surtout pas ! Au revoir !

Bling ! Voilà ce qui s’appelle se prendre une veste. De toutes façons, je ne m’attendais pas à autre chose. Je n’arrive pas à comprendre comment elle fait pour ne pas me reconnaître. Je trouve cela très fort.

Au revoir ! A la semaine prochaine !

Pourquoi vous dites toujours cela ? On se connaît ?

Non ! Pas pour l’instant.

Je ne lui laisserai pas le temps de répliquer. Je prends mes cliques et mes claques et je sors. Ne pas se retourner surtout. J’en crève d’envie et d’orgueil mais je tiens bon. Un pas ! Un grand pas de fait. La semaine va être terriblement longue. Cela me tente de me mettre en embuscade et de la suivre pour voir où elle habite, pour imaginer des morceaux du puzzle, mais quelque chose me retient. J’aimerai bien en toucher deux mots avec Chantal mais je ne sais pas trop comment aborder la question et puis je ne sais pas très bien non plus quoi dire. En parler avec Yvon, j’y renonce. Il me dira une fois de plus qu’on ne peut pas être juge et partie. Toute la semaine je tourne et retourne Enrica dans ma tête. Je devrais peut-être en parler au toubib des fois qu’il ait une idée. Mais cela ne me paraît pas très propre. Elle ne m’a rien demandé et je décide de me mêler de sa vie. Au nom de quoi ? Je ne sais même pas pourquoi je fais cela. Je sais simplement que je n’ai pas envie qu’elle se fasse amocher, ni moralement, ni physiquement. Plusieurs fois dans la semaine Chantal me demande ce qui me travaille. Elle sent les choses, d’instinct. Chaque fois je reste évasif ou je brode une histoire plausible qui ne la convainc pas mais elle n’insiste pas. Elle sait que je ne parle pas sous contrainte.

Ce matin j’arrive en avance, j’ai envie de continuer le renversement de rôle. Je n’ai jamais essayé les peaux de banane, pourquoi je n’y arriverai pas moi aussi ? J’expédie mes affaires en cinq minutes chrono et je file m’installer sur mon perchoir, le banc du trottoir. L’attente commence. C’est fou ce qu’il peut y avoir comme gens à rentrer et à sortir de cet endroit. J’imagine que c’est comme une bouche de métro parisien. Je ne suis allé qu’une fois à Paris. J’ai trouvé cela terrifiant, aussi terrifiant que les cars de parisiennes qui déferlent boulevard des marques tous les week-ends. Je vois passer pas mal de gens que je connais. Certains viennent tailler une bavette avec moi mais le cœur n’y est pas. Je n’ai pas envie de me laisser distraire. A midi, j’ai mal aux fesses et furieusement faim. Je me demande quoi faire. Je n’ai quand même pas attendu trois heures pour rien ! De toutes façons le centre ferme de midi trente à deux heures. Je n’ai plus qu’une demi-heure à patienter. Il vaudrait mieux qu’elle n’arrive pas juste maintenant parce que quand je suis affamé, je ne me contrôle plus. Les minutes s’égrènent très doucement, trop. Personne. Le responsable de l’agence vient fermer lui-même les portes vitrées. Je suis furieux mais soulagé. Je marche jusqu’au café pour aller manger un sandwich. Le patron fait celui qui ne me connaît pas. Décidément drôle de journée ! Je commande mon sandwich au jambon et un demi. Je sors mon éternel 10 de cœur qui commence à se déchirer de partout. Vivement le prochain numéro. J’ouvre à la page des mots croisés. Je sèche encore et toujours sur le même mot de six lettres qui me bloque : « qui se laisse facilement entamer ». Cela fait presque un mois que je sèche. Je me concentre quand je sens dans mon dos, ou plutôt sur ma nuque, un regard chaud comme une caresse. J’ai le choix entre savourer ou me retourner. Évidemment je me retourne. L’impatience est souveraine. C’est Enrica ! Elle a un sourire béat.

J’ai bien cru que vous ne viendriez pas aujourd’hui, me dit-elle en se rapprochant. Je peux m’asseoir ? demande-t-elle en attrapant une chaise.

Bien sûr ! Asseyez-vous je vous en prie. Pour une surprise, c’est une surprise, Enrica !

Je vous ai menti. Je ne m’appelle pas Enrica, ce n’est pas un joli prénom. Je m’appelle Véronica. Tiens ! Vous lisez cela aussi ?

Vous aimez ?

Oui, mais je ne le lis jamais en entier. Je ne sais pas pourquoi. Vous séchez sur le mot croisé ?

Oui ! C’est mon péché mignon.

Vous aurez bientôt la solution. Cela vous arrive souvent de boire un café avec des inconnus ?

Non !

Pourquoi moi alors ?

Je n’en sais rien et cela m’est complètement égal.

Moi pas ! Tu es le premier à ne rien me demander. Pourquoi ?

Parce que vous¼ tu ne m’en as pas laissé le temps. Je suis comme tous les autres, peut-être même pire.

C’est idiot de dire cela, personne ne te croira jamais. C’est comme si je te dis que je suis une fille pas fréquentable, tu ne me croiras pas.

Si je te croirai, cela ne change rien.

Mais non, si tu le croyais, tu t’enfuirais tout de suite, tu ne pourrais pas rester.

Tu dis m’importe quoi !

Juste comme toi, ni plus ni moins. Pourquoi tu m’attends toutes les semaines depuis un mois ? qu’est-ce que tu veux ? Qu’est-ce que je t’ai fait ?

Rien du tout ! Tu m’intrigues, c’est aussi simple que cela.

Je porte la poisse partout où je passe, tu ferais mieux de ne plus jamais m’attendre. Je vais changer de jour.

Je n’ai rien à faire de mes journées. Si tu changes de jour, je viendrai tous les jours. Ce n’est pas la question. Tu vis toute seule ?

Je ne sais pas, cela dépend des jours.

Tu habites où ?

Je ne sais pas, cela dépend des jours.

Tu as de la famille dans la région ?

Non ! Nulle part !

Tu vis de quoi ?

De riens du tout, de bouts de ficelles, de petits cailloux.

Elle éclate en sanglot. La petite bête d’angoisse qui monte et qui renverse tout s’est emparée d’elle. Je ne connais personne qui en triomphe, ni durablement, ni tout seul. Ma belle inconnue pleure. De longs sanglots silencieux la tordent, la secouent, la déchirent. Elle se débat avec elle-même et parle à voix basse une langue que je ne connais pas, que je ne comprends pas. Dans un sursaut elle se redresse, se relève et s’en va. Je me sens comme un imbécile qui a déterré ce qui ne le regarde pas, qui a ouvert une écluse sans réfléchir. Il est trop tard pour regretter. Je me lève à sa suite et la rattrape par l’épaule. Elle me gifle. Cela me cloue sur place. Je ne peux rien pour elle, rien tout seul. Je reste piqué sur le trottoir à la regarder disparaître. Elle est toujours aussi jolie. J’entrevois son mollet, enfin !

La définition du mot croisé me revient en mémoire « qui se laisse facilement entamer ». Cela peut désigner tant de choses : l’espoir, l’amour, l’amitié, la confiance ! Je marche comme un funambule à mon tour. Cela ne me calme pas. Je rentre à la maison et je prends ma vieille guimbarde. J’hésite entre la forêt de Chaource et la forêt d’Othe. Finalement, je roule jusqu’à Forêt-chenu où je gare ma voiture et je continue à pied. Je marche à grandes enjambées sans croiser personne, sans penser à rien. J’ai juste besoin de brûler mes forces, de me fatiguer. Au bout de trois heures, j’ai retrouvé mon équilibre. Je rentre en paix à la maison. Chantal n’est pas là, c’est une chance. Elle se serait inquiétée sinon.

Plus tard, dans la soirée, je me mets à parler de Véronica. A son visage, je comprends que Chantal savait déjà ou du moins qu’elle avait deviné. Quelle naïveté de croire qu’on peut être opaque à ceux qui nous aiment ! Je parle longtemps sur le presque rien que je sais d’elle, sur ce qui me chamboule, ce qui m’inquiète. Chantal m’écoute, pose quelques questions. Je vois bien qu’elle est soulagée que je mette enfin des mots sur l’inconnue. Elle ne juge pas. Elle ne doute pas de moi. Elle ne me demande même pas si je suis amoureux. Elle me propose simplement de ramener Véronica à la maison la semaine prochaine et de prendre une journée de congé pour être là. Je ne sais pas si c’est une bonne idée, mais cela me fait du bien.

Nous n’en reparlons pas de la semaine. Le matin, Chantal me demande si j’ai envie qu’elle m’accompagne. Je réponds que non, sans trop réfléchir. Je ne me soucie pas de l’attente qui va la bouffer tout le temps où je serai absent. Je ne suis même pas sûr de voir Véronica et même pas sûr de réussir à la convaincre. Je ne suis même pas sûr qu’elle soit encore à Troyes. Je suis tout sauf sûr de moi.

J’attends plus de deux heures au café avant qu’elle ne se montre. Elle arrive trempée comme un canard sans parapluie ni imperméable. Elle m’embrasse. Elle porte toujours ce drôle de parfum de fleur sucrée. Elle grelotte. Je lui propose un café qu’elle accepte. Elle se met à parler et me tient des propos complètement incohérents. Des propos en boucle mélangeant plusieurs langues. Elle ne pleure pas, elle est seulement très agitée. Quand je pose mes mains sur ses bras, elle ne me gifle pas cette fois. Elle m’adresse un sourire triste. Elle tressaille mais ne résiste plus.

Aujourd’hui, je te propose de venir déjeuner à la maison. Nous serons trois Chantal, toi et moi. Cela te dit ?

Elle me regarde, hébétée, hésite, refuse puis accepte finalement.

Mais tu sais, en général, je ne mange pas le midi.

Tu mangeras ce que tu voudras, juste ce que tu voudras. Nous serons à l’abri, au chaud et dans un endroit plus chaleureux que celui-là. Tu viens ?

Nous avons fait le trajet en silence. Ce n’était pas très long. Chantal nous a accueillis en nous embrassant. Je me suis senti soulagé d’arriver. Elle aide Véronica à enlever sa veste trempée et lui passe le bras autour de la taille pour l’accompagner au salon. Je me sens de trop. Elle se retourne et m’envoie un clin d’œil complice. Je suis debout sur le paillasson ébahi. Je commence seulement à comprendre. C’est pourtant simple : c’est d’une femme dont Véronica a besoin, pas d’un homme, du moins pas seulement d’un homme, d’une femme et de cette tendresse très particulière, très maternelle que seules les femmes semblent savoir donner. De cette tendresse qui engage tout le corps dans la douceur.

Tendre est ce qui se laisse facilement entamer.


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