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Marcher dans la beauté
1 avril 2007

Le phare

 Tout frêles encore, les garçons ondulent dans le grand vent du ciel. Ils ont l’âge du chêne, du frêne et du saule que Grand-père a planté à l’ombre de leur aînés dans la cour de la ferme, le jour de leur naissance. Arbres de plein vent que les enfants contemplent en frémissant, en se promettant une fidélité d’amoureux : mourir ensemble ou ne pas se survivre. Leurs racines ont poussé dans un entrelacs de terre, de bois, d’amour et de souffrance.

Leurs regards scrutent l’horizon ; ils jouent à qui découvrira le premier les côtes acérées des îles qui se dénudent par grand beau. Ils guettent la vie avec la certitude inébranlable des enfants. Ils ont depuis longtemps secrètement choisi la côte de granit qu’ils préfèrent et qu’ils ont polie par leurs caresses lointaines. Grand-père porte silencieusement leur secret léger d’enfants, leurs amours insolites. Ils s’amusent les yeux entrouverts, à imaginer ce que la marée leur donne à voir. Alors par tous les temps, toutes les lumières et les saisons, ils viennent à leur tour remplir leurs yeux des trésors que l’enfance sème pour la vie. Peintres d’émotions, ils font défiler sur leurs pupilles cristallines des images mélangées de terre, de ciel et d’eau, anamorphoses des îles. Grand-père leur a appris à discerner dans les brumes de chaleur, les tons plus profonds des rochers, les éclats subtils du mica. Cette présence lointaine et intouchable les rassure.

Les narines ivres de varech et d’iode, ils hument les histoires du pays. Elles ont ajouté à leurs propres sensations une palette d’émotions à venir. Ils savent que le granit de la ferme, arraché aux entrailles des îles a vu défiler des kyrielles de vie, de sermons, de promesses et de mensonges. La pierre du seuil se souvient de la douleur de l’aïeule qui apprit la mort de son époux. La plus grande de la grange pourrait témoigner des baisers volés, celle du petit angle connaît tous les câlins qui font vibrer tant d’autres murs. Ces pierres ont vu naître plus d’animaux qu’une vie d’homme n’en contient. Au fil des ans, à force de vivre, elles sont devenues douces... muettes, elles témoignent.

Les enfants les plus grands cherchent parfois à démêler les pensées des rêves enfouis. Ils s’enivrent des histoires que les vagues narrent chaque soir. Le corps chaud de la plage enflamme leur imagination et le clapotis de la mer monte et s’infiltre partout, patiemment, inlassablement, dans leurs vies, dans leurs rêves. Le même combat se livre tous les jours dans les grands draps de la plage. La rivière creuse un lit que la mer détruit.

La mer nous a enseigné la mort, celle qui fige les bêtes dans un mouvement éternel. Le soleil et le vent nous ont montré le poids des ans, l’usure du temps qui ravine le corps des morts plus vite encore que celui des vivants. Nous redoutions toujours le premier pas en haut des dunes d’où la plage s’ouvrait à perte de vue. Comme Grand-père, nous ne pouvions nous défaire du souvenir des animaux qui vinrent s’échouer les uns après les autres sur le sable. Nous ne pouvions pas plus nous défaire de l’odeur un peu âcre, écoeurante, du mazout qui avait écrit en majuscules le chant funèbre des oiseaux agonisants.


Les mains à l’angle du menton, les genoux ployés sous les coudes, Grand-père contemple le feu immense - ciel de son âme et feu du monde - et se souvient sans lassitude de l’histoire que ses yeux ont gardé intacte au fond de sa mémoire :

« il était une fois un regard, ou peut être deux regards qui se croisèrent, un univers qui s’ouvrit dans le bouleversement du silence. Morguenne ! Et tout a chaviré.... Le monde se referma pour que l’amour parle encore dans le silence de la vie, dans la nuit de la mémoire. Un regard, deux regards qui venaient d’un lieu de paroles bafouées et vides où les mots dessinaient en creux l’envers de la vie ...

Du haut de la dune, caché derrière un buisson d’oyats, je laissais mes yeux vagabonder au milieu de mes rêves. J’aimais ce crépuscule qui allonge les ombres et ralentit le rythme de la journée, ce crépuscule qui prépare le corps et le coeur à la douceur fraîche et paisible de la nuit. J’aimais ce crépuscule interdit qui dévorait les enfants et déchaînait les histoires de veillées dans mon enfance. Cent fois au moins, j’avais épanché mon coeur avec la dame blanche, ombre évanescente de la lune fantasque. Nous nous promenions à la rupture du monde sans que j’aie jamais peur. Certains jours tombés, j’aurais aimé déposer au creux de son poignet un baiser, doux frôlement de lèvres ou de cils. Baiser que mon émotion d’alors m’interdisait. Je me sentais sottement maladroit.

Ce soir-là mes yeux avaient découvert un corps inconnu allongé sur le sable, juste à l’endroit où la pente devient douce, au creux des dunes que la dernière grande marée avait poussées là. Intrigué, j’hésitais à descendre ; finalement je décidais de m’asseoir là, guetteur intrépide de rayons verts. Point de dame blanche à qui poser des questions, point d’île amie à qui confier mon émotion - la nuit me les avait dérobées - simplement mes cinq sens exacerbés, avides. Rien ne m’empêchait de franchir les quelques enjambées qui me séparait du mystère mais je n’en avais pas du tout envie. Je ressentais bien au contraire une joie toute neuve à prolonger cet inconnu aussi longtemps que possible. Je décidais alors de rendre mon regard aussi léger, aussi rapide qu’une hirondelle pour ne pas alerter la silhouette. Je savais bien que le poids du regard trahissait toujours celui qui croyait voir sans être vu. C’est toujours ainsi que les grands confondent leurs cadets. Alors je me concentrais pour la regarder les yeux fermés, redessiner sous mes paupières l’ombre inconnue qui me souriait et l’envisager du bout des doigts.

Je ne me souviens plus combien de temps j’étais resté assis là. Chaque soir j’allonge la durée et bientôt une vie ne suffira plus... Je me souviens seulement de ce sourire incroyable qui venait du profond de mes entrailles, un sourire qui fusait dans la lumière de ma vie, dans une lumière fulgurante qui m’arrache à moi-même. Il me consumait à mon insu.

J’avais terriblement froid lorsqu’enfin j’émergeais de ma torpeur. Je me sentais vide de toute envie, de tout élan. La mer avait étendu son grand drap noir sur le sable mouillé. J’avais à peine la force de me relever pour descendre la dune. Je ne trouvais à ses pieds qu’une banale bouteille de verre. J’espérais y trouver un parchemin secret, un message codé. Elle était vide. Je sentais une tristesse sans borne monter le long de mes jambes, froide comme du varech mouillé... J’étais passé à côté de l’essentiel et je ne savais pas quoi. Je rentrais à vélo du bord de mer, les yeux hagards, presque brûlés. Muet, je ne retrouvais le calme que tard dans la nuit au contact des pierres de la ferme.


Je cessais de parler un temps pour rechercher au fond de moi les mots que j’avais mis tant d’années à dire :

« le cœur tambourinant, je portais à mes lèvres la bouteille qui exhalait un parfum douceâtre et je bus quelques rasades suaves. Le souvenir de l’alcool me revint brutalement en mémoire. C’était un goût que je croyais oublié à jamais. Les premières gorgées avivèrent des pans encore troubles de mon passé. Je me souvenais de la promesse faite au vent de ne jamais retoucher une goutte. Je m’arc-boutais en vain à ma promesse, je cherchais en moi la force de lâcher la bouteille. En vain. Fidèle et patiente maîtresse des bas fonds, l’alcool me rappelait à lui. Comme dans le passé, le dégoût l’a vite emporté sur le plaisir, puis survint la honte de l’ivresse. L’alcool avait traîtreusement éteint ma fatigue et le froid de la nuit. Je redescendais pas à pas les marches de mon passé. La distance et le temps n’avaient donc pas suffi. Je tombais à genoux dans le sable, de longs colliers de larmes coulaient de mes yeux. Je n’essayais même pas de les ravaler, j’aurais voulu les boire jusqu’au sel, laver ma langue pâteuse dans l’eau de pluie.

J’avais avait terriblement soif lorsque je recouvrais mes esprits. J’étais vide de toute saveur, de tout élan, vide et nauséeux. La plage dormait dans une noirceur lugubre. Je regardais la bouteille vide qui pendait au bout de mes doigts, le visage consterné. Un sentiment grave et triste allait durement s’emparer de moi. Cette absence, cette parenthèse dans ma vie allait labourer mon coeur et mes nuits pendant des années. Je ne savais plus qui de moi ou de mon ombre était le plus vivant. Une nouvelle fois, je risquais de sombrer ou de disparaître.

Une femme, peut-être, me donnerait la force d’alléger mon chagrin bien avant mon retour, bien avant que je puisse comprendre que la colère ne servirait à rien, ni les regrets. Avec des gestes doux et amples, elle ôterait les épines qui enserraient ma vie. Elle égayerait les squats délaissés et reniés de mon passé. Elle me redonnerait l’envie et la joie de la paix, la douceur de l’intimité. Pour l’heure, je tenais porte close ne sachant plus très bien qui d’elle ou de moi je voulais protéger. J’étais seul, elle n’existait pas encore ou peut être déjà plus.

Femme ou bouteille, pendant des années, j’ai redouté les fantômes qui me rattrapaient. J’appréhendais de me perdre à nouveau sans savoir où vivre. J’aurais voulu remonter le temps et les dunes, retrouver la simplicité de la surprise et la douceur de la découverte. Comme j’aurais aimé dévaler les dunes espiègles avec la démesure de l’enfance ! Je serais arrivé en titubant et je l’aurait serrée dans mes bras. J’aurais plongé mon visage humide dans ses cheveux enivrant d’herbe sauvage. J’aurais laissé l’émotion nouer ma gorge de joie. Brusquement j’aurais senti la vie affluer comme un barrage qui cède. J’aurais hurlé ma joie en l’allongeant sur le sable frais et odorant de la nuit. La lune nous aurait souri malicieusement et les étoiles tintinnabulé délicatement. Les mots et les gestes auraient composé la suite de l’histoire.

Au lieu de cela, les étoiles et les phares se sont confondus dans une grande symphonie marine. Les algues ont dessiné les soupirs et les pauses, tandis que les mouettes ont ponctué la partition.. Les phares se dressaient fièrement sur leurs pointes rocheuses. Ils illuminaient la nuit où la mer déchaîna sa colère et libéra ma peur. Je n’aurais jamais imaginé que le chant silencieux des phares puisse m’envoûter. Cette nuit-là je finis par m’endormir d’épuisement au pied du phare.


Des lunes plus tard, je me demandais encore pourquoi le phare me fascinait tant dans cette détresse ? pourquoi j’éprouvais toujours l’envie irrépressible de gravir ses marches et d’aller me brûler à sa lumière : appel ou perdition ? Je connaissais bien tous les phares et tous les signaux de la baie. Quand je disparaissais, des heures ou des jours sans rien dire, pour m’adonner à ce lent cabotage mental, je revenais toujours au même phare. Il avait vu défiler des générations de gardiens que la bouteille faisait toujours descendre trop vite. Ces hommes aimaient sincèrement de la mer, ils vivaient avec elle sans intimité, sans douceur. Chaque jour nouveau les imprégnait d’un parfum d’iode et de sel qui ne les quittait plus et qui les corrodait. Quand la mer tempêtait contre la porte close du phare, ils l’injuriaient, la menaçaient puis lui demandaient grâce. Ils étaient à sa merci et ne le supportaient plus. Ils se mettaient alors à boire pour ne plus entendre l’écho des vagues dans le phare muet, dans le phare inhabité. La démence leur procurait un apaisement, par petites rasades, à la brûlure des yeux et des souvenirs. A chaque fois leurs regards finissaient par se perdre dans les ressacs et les rouleaux et se diluaient pour se fondre dans l’écume. Ils tournaient à tous les vents.

Lors de mes escapades, je finissais souvent par tomber de fatigue avant de rentrer à la maison hors de moi. J’avais couché mon orgueil au fond du lit de la rivière mais il ne mourrait pas. Il m’inventait au rythme de mes disparitions de nouvelles souffrances. Je revenais toujours et je m’interdisais toutes les questions. Pourtant le doute me reprenait au vol, au détour d’un songe, et me réveillait sans ménagement. Lève-toi ! Va baigner ta tête nue dans la solitude du vent. Va glacer ta peau à la morsure de la lune. Va éprouver ta solitude ! J’écoutais mugir la mer et le vent à l’unisson. Je sentais monter en moi un chant glacé et violent de questions, je frissonnais de fatigue et de cauchemar. La nuit me gardait éveillé, elle ne consentait à me libérer qu’aux premières lueurs de l’aube, à l’heure qui tue les mourants. Elle relâchait son emprise et me renvoyait à la solitude des hommes. Alors se levait le grand vent du manque, celui qui assèche les rivières, déplace les dunes aux limites de l’horizon, le vent qui transforme les hommes en torches vivantes.

Combien de fois ce vent me traversa-t-il sans me brûler ? Combien de fois éprouva-t-il le désert glacé de mes sentiments. Ombre de moi-même, j’avais le sentiment de ne plus exister, de ne plus penser, de n’avoir plus rien à vivre. J’errais à la recherche d’un onguent, d’un parfum, d’une saveur, d’un sens. Je me défendais, je me battais contre cette absence qui me lacerait. Les mots ne servaient plus à rien. Je les vomissais de rage et d’impuissance.

Un jour, j’ai décidé de m’offrir tout entier à ce manque qui m’appelait, j’ai décidé de l’apprivoiser de tout mon corps. Alors commença une longue période où je me dépris de tout, je m’allégeais de mes illusions, pierre à pierre. J’étais fatigué de vivre, fatigué de chercher de l’épaisseur à une vie sans amour, fatigué de me détruire lentement. Je devins aussi vide qu’une calebasse. Et le vide devint précieux. Je cessais enfin d’espérer ce qui manquait tant à sa vie. Le manque devint hymne et hommage, trace vivante d’une vie à construire. La joie pouvait enfin essaimer la plage. Je commençais d’aimer tout ce qui ne me manquait pas : le sable, la mer et le vent. Les portes du phare s’ouvrirent aux quatre vents pour accueillir les ombres qui voudraient s’y reposer. Le grand vent ne me terrassait plus, il me portait plus loin, grain de sable parmi les grains de sable. Il me rappelait le chemin pierreux du passé, la force des vents contraires, le chant brutal des marées d’équinoxe.


Grand-père regarde en silence les trois petits qui jouent sur la plage ocre. Le sable leur caresse les pieds en crissant doucement. Fluide, il glisse et s'infiltre où le vent le porte. Parfois le contact froid, presque visqueux des algues les surprend. Il contraste avec la chaleur du sable gorgé de soleil. Là-bas, au loin, dans le grand phare brûle son fanal. Lui seul en connaît la composition et le prix. Lui seul lit dans le brasillement d’étincelles les évènements de la nuit, lui seul comprend les mots forgés dans le sel, au creux de ses reins. Il nous a initié au grand vent du manque, lui qui l’attise dans la mémoire des hommes. Le vent soufflette les oublieux, les égoïstes, il enrubanne les cheveux légers des jeunes qui chassent au vent. Chiens fous en quête d’une trace ou d’un chemin, enfants qui réinventent à chaque pas de nouveaux signes de pistes.

Désormais Grand-père parle une langue qui fait apparaitre ou disparaitre les désirs et les souvenirs. Il dépose des mots doux dans le creux de l’oreille, des romances d’amour, des berceuses délicates, des mots pour aimer. Il nous a offert ces mots en cadeau de naissance, guirlande d’affection à déposer sur les épaules nues des aimés. Mots de pierre ou de végétal, de papier ou de rosée, de terre ou de bois, peu lui importe. Il sait qu’il a besoin d’eux pour rappeler ce qui s’est tu, besoin de paroles pour effleurer ses joues rugueuses. Parler pour ne pas oublier. En choisissant de vivre, il a choisi de parler. Il raconte à ceux qu’il aime, la vie dans sa saveur nue, dans sa fulguration, sa beauté et dans le même élan l’horreur, la cruauté et le mensonge. Buriné par le vent, le soleil et la pluie, Grand-père ne veut pas oublier le prix de sa liberté, le prix de sa barbarie.


Vous êtes libre de reproduire, distribuer et communiquer cette création au public selon les conditions suivantes :
Paternité, Pas d'utilisation Commerciale, Pas de Modification.

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Commentaires
E
Fraicheur de tes belles lignes !!! Trés agréable.<br /> <br /> Elie<br /> elieweb.free.fr
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